jeudi 24 janvier 2008

La fabrique du beau

Figaro, 1993

La beauté, l'émotion artistique, le talent. Ces denrées que l'homme distille parfois avec générosité, obsèdent Roger Vigouroux, psychiatre et neurologue à l'hôpital de la Timone, à Marseille (et qui n'a rien à voir avec la maire de cette ville). A force de diagnostiquer, de soulager ceux qui souffrent de leur cerveau, de constater comment un mal qui ronge les neurones peut affecter le sens du beau, le travail et la technique de l'artiste, le médecin s'est interrogé sur les mécanismes qui fondent l'esthétique. "Nous n'avons aucun autre moyen de déceler comment fonctionne ce cerveau artiste, que d'observer les peintres, les sculpteurs, les musiciens ou les écrivains présentant des altération organiques", explique le médecin (1).

Précaution préalable : "Aucune étude neurobiologique ne saurait expliquer la musique de Mozart ou de Beethoven. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir si le cerveau de l'artiste fécond présente des particularités, s'il y a là des indices qui puissent nous renseigner sur la nature du don".

Le parcours commence sur les contreforts de la définition de l'art. Un langage, certes, mais dont le siège est indépendant de celui de la langue dans le cerveau (aire de Broca). On a vu des musiciens et des peintres aphasiques, ayant perdu la capacité de parler, continuer à travailler. L'art est ailleurs, une forme de communication plus subtile, complexe, qui fait référence plus ou moins étroitement aux normes subtiles et mouvantes d'une société.

Les animaux ont-ils accès à l'art ? "Non, ils manifestent de l'intérèt pour la technique de création, comme les chimpanzés qui peignent visiblement avec plaisir, et on un sens de l'achèvement de leur travail, mais la toile peinte n'a plus d'intérèt une fois terminée. Elle ne les intéresse plus. Surtout, les singes n'ont pas conscience de faire une oeuvre. La peinture est un simple jeu gestuel, basé sur une mimique de l'homme. L'objet créé n'a aucun statut propre, provisoire, ou permanent".

L'art est donc une forme de communication propre à l'homme. Et récente : les premières traces artistiques sont datées de 35.000 ans, tablettes de pierre peintes d'animaux polychromes retrouvées en Namibie. "L' explosion de l'art correspond à la dernière phase évolutive du développement du cerveau, quand les activités du lobe frontal deviennent prépondérantes", note le médecin. Longue et lente marche à travers le temps, l'affirmation de l'art part de l'outil de communication, le simple appel de l'un à l'autre. Puis le geste se joint à la parole, pour modifier l'environnement. Quelques pierres s'alignent, un pan de caverne se colorie. Viennent les premières représentations ludiques, les esquisses d'animaux, l'écriture, la religion. Enfin l'art se détache des représentations sacrées, existe en tant que tel, symbole esthétique.

Ce parcours, on le retrouve évidemment au coeur du cortex. Jusqu'où ira l'art, quelle part pourra-t-il prendre dans la vie de nos descendants ? Cela dépend de nos sociétés, mais aussi du cerveau, du degré d'abstraction auquel il pourra prétendre dans ce domaine.
Van Gogh était-il fou ? La question est incontournable. La théorie classique parle de psychose. Certains auteurs ont évoqué la schizophrénie. Vigouroux, pour sa part, penche pour une forme particulière d'épilepsie. "Les périodes d'agitation intense, qui poussent le peintre à se mutiler (il se coupe l'oreille) ou à menacer ses amis, à se perdre dans Arles sont entrecoupées de périodes calmes, où Van Gogh se livre à un travail intense".

L'origine de cette épilepsie ? Une lésion probable du lobe temporal, survenue dans la jeunesse, ou à la naissance.
De façon évidente, ce mal n'a pas affecté l'intelligence de l'homme. Et au contraire d'affecter sa production, les crises ont stimulé la créativité. Certes elles empêchaient tout travail sur le moment, et pendant une phase de dépression qui suivait généralement, mais selon plusieurs spécialistes, c'est ce mal qui a empêché Va Gogh de vivre, et l'a forcé à peindre. Ces crises n'ont pas seulement coupé l'artiste du monde. Au sein de son cerveau, elles ont peut-être favorisé une expression plus forte que de coutume : le lobe temporal influe sur nos émotions, nos comportements. Et si la maladie n'est pas suffisante pour expliquer le génie, elle peut en constituer un moteur, amenant l'expression d'une vie intérieure anormalement intense.

C'est un point que l'on retrouve trop souvent pour le négliger. La création est un travail, une souffrance la plupart du temps. Et l'artiste de talent a besoin, bien souvent, d'un élément dans sa vie qui lui fasse aimer ou supporter cette souffrance, pour parvenir à s'exprimer.
Le don, même, n'est pas suffisant. On connait des enfants brillants, qui deviendront souvent des adultes performants, aux capacités importantes. mais ce n'est pas là le génie. Par contre un enfant autiste, comme la petite Nadia, coupée du monde, peut présenter une exceptionnelle compétence pour une activité, en l'ocurence le dessin. Un talent qui disparait vers 9 ans, lorsque la petite fille accède peu à peu à la parole.

Mozart est l'exemple de la combinaison du don, qui s'exprime par un talent précoce, avec une éducation adaptée à son expression complète (un père formateur), et une vie (l'accès aux cercles musicaux) qui a permis sa maturation rapide, sans grandes angoisses.
Le cerveau de l'artiste créateur a besoin des compétences normales d'un cerveau : aptitude technique, mémorisation d'images et d'idées, mais aussi et surtout, une grande sensibilité au plaisir que procure l'art. Le "centre du plaisir", l'aire septale, y est-elle pour quelque chose ? Peut-être, mais le plus étonnant, c'est que l'émotion forte engendrée par une mélodie, par exemple celle d'un poème, trouve souvent ses origines dans des régions du cerveau peu concernées par le langage. Chez certains malades, cerveau droit et gauches ont dû être séparés par chirurgie (section du corps calleux). On a constaté la séparation entre le décodage d'une information (l'hémisphère gauche constate qu'il s'agit d'une photo de femme nue) et les sentiments qu'elle induit (amusement dans le cerveau droit). Les patients peuvent très bien ressentir les sentiments, sans avoir reconnu l'objet, et se déclarent amusés par la salle de projection, le matériel !
De la même manière, on a vu des malades conserver le sens auditif, la capacité de reconnaître une mélodie, mais incapables de ressentir la moindre émotion face à cette musique. Un manque interprété par une "étrange sensation de gène" et un abandon de recherche de plaisir dans la musique. des exemples qui font dire à Roger Vigouroux : "L'art, c'est l'affaire de tout le cerveau".

(1) Auteur de "La fabrique du beau", Ed Odile Jacob

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